NAKJI (CALAMAR), OKSUSU (MAÏS) ET VIN ROUGE

 

Laurent QUISEFIT(1), professeur d’université évoque dans un article publié en anglais en 2009, lors de la 24ème AKSE Conférence Leiddenles échanges interculturels pendant la Guerre de Corée entre les soldats coréens et les volontaires du Bataillon Français de l’ONU en Corée. Le titre de son article est : NAKJI (CALAMAR), OKSUSU (MAÏS) ET VIN ROUGE : LES SOLDATS CORÉENS DANS LE BATAILLON FRANÇAIS DE L’ONU ET LES ÉCHANGES INTERCULTURELS PENDANT LA GUERRE DE CORÉE. Son article, très détaillé, fourmille de témoignages qui sont tous aussi intéressants les uns que les autres.

Traduction de l’article en français par Vincent JJ FAUVELL-CHAMPION

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Voir l'article de Laurent QUISEFIT :   

Nakji (CaLAMAR), oksusu (MAïS) et vin rouge

LES SOLDATS CORÉENS DANS LE bataillon français de l’ONU ET LES ÉCHANGES INTERCULTURELS PENDANT LA GUERRE DE CORÉE

낚지 옥수수 와 발간 보도주

한국전쟁에 참전한 프랑스군UN대대 속에 있었던 한불 문화교류

Un article de Laurent QUISEFIT publié en anglais à la 24ème AKSE Conference Leiden, le 18 juin 2009

Traduction en français par Vincent JJ FAUVELL-CHAMPION

L'intégration de soldats sud-coréens dans le bataillon français de l'ONU pendant la guerre de Corée a été une occasion inattendue à la fois pour les Français et pour les Coréens de se découvrir, de vivre et de combattre ensemble. Bien que le séjour des troupes françaises en Corée, pendant la durée de la guerre, se soit généralement limité essentiellement aux zones de combat, certains volontaires français, principalement des officiers et des sous-officiers ont eu, à certaines occasions, la possibilité de rencontrer les Coréens et leur culture. Bien que ces échanges culturels aient été limités, en raison des difficultés des conditions de vie pendant la guerre, et à cause des barrières de la langue, ce fut peut-être pour la première fois dans notre histoire commune, que certains coréens et certains français furent en situation de découvrir la culture de l'autre.

Introduction

Du 11 janvier 1951 jusqu'à la fin du conflit coréen, le Bataillon Français de l'ONU a intégré en permanence dans ses rangs un effectif d’environ 170 soldats coréens ROK (Republic of Korea), constituant ainsi une occasion rare de tisser des liens personnels et culturels entre de jeunes combattants français et coréens, au-delà de la guerre. D'abord répartis au sein des différentes compagnies et des services du Bataillon Français, les soldats coréens ont été rapidement regroupés au sein de la 2ème compagnie, bientôt connue sous le nom de "compagnie mixte", où les soldats sont coréens et où les sous-officiers et officiers sont français. Assez naturellement, cette unité élémentaire développa une culture unique faite d'un mélange de langue française et coréenne. D'autres soldats ROK et des interprètes coréens furent également intégrés au Bataillon Français tels que des infirmiers et des brancardiers, et de février à décembre 1951, certains furent même affectés dans une section chargée de protéger l'état-major des Forces françaises ; une rare preuve de confiance quand on sait que certains de ces soldats coréens venaient non seulement du Nord, mais aussi parce que certains d'entre eux étaient d'anciens soldats de l'Inmin-gun (armée populaire de l’armée de la Corée du Nord communiste).

Tandis que le Bataillon Français était constitué de volontaires affectés pour une année avec des relèves régulières établies par des petits détachements de relève, les soldats coréens du Bataillon Français restaient dans les rangs aux côtés de leurs nouveaux camarades venant de métropole. Les ROK ne quitteront le Bataillon qu'en novembre 1953, soit à la toute fin de la guerre.

Le Bataillon Français de l'ONU est probablement l'unité la plus décorée de tout le conflit coréen, puisque cette unité a remporté deux citations présidentielles coréennes, deux citations présidentielles américaines, de nombreuses citations de l'armée française, ainsi que de nombreuses médailles des trois pays, dont la Silver Star, la Wha-Rang et le badge de combat de l'infanterie américaine (CIB).

  1. La guerre de Corée et les forces françaises de l'ONU

En sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, la France a été impliquée dans la résolution de la crise coréenne. Le délégué français, Jean Chauvel, a soutenu les trois résolutions de l'ONU qui, condamnant l'agression nord-coréenne, appelaient non seulement les membres de l'ONU à apporter aide et assistance à la République de Corée, mais fondaient également le statut juridique de l'engagement militaire international de 16 pays sur la péninsule.

A l'époque, la France était déjà en guerre. La guerre d'Indochine avait éclaté en 1946 après une étrange succession d'erreurs croisées entre le gouvernement français et Ho-Chi Minh. Le Viet-Minh avait musclé ses forces, son matériel militaire et était en capacité d'infliger de lourdes pertes à l'armée française.

Bien que considéré à l’origine comme une simple guerre coloniale, le conflit en Indochine est devenu, vue de Washington, comme une simple lutte anticommuniste après que Mao se soit emparé de la Chine en 1949.

Avec un contingent expéditionnaire d’environ 100 000 hommes en Indochine, et la constitution d'une armée moderne comportant onze divisions pour défendre le continent Européen, la France fut sollicitée à plusieurs reprises par les États-Unis pour envoyer des forces armées en Corée. Une frégate légère, l’aviso La Grandière, fut envoyée pour participer au déminage, et à la protection des convois lors du débarquement d'Inchon (le 15 septembre 1950).

Mais la question de l'envoi de forces terrestres, soulevée en juillet, ne trouva pas de solution avant le mois d’août, en partie à cause de l'instabilité politique qui régnait en France. Enfin, le gouvernement français décida d'envoyer uniquement qu'un seul bataillon de volontaires, spécialement recruté à la fois parmi la réserve et dans les unités d’active. Après une sélection et une formation rigoureuse, le Bataillon Français de l'ONU pour la Corée, nouvellement créé, embarqua à Marseille le 25 octobre pour arriver en Corée le 29 novembre 1950.

Le Bataillon Français de l'ONU pour la Corée a fait preuve de professionnalisme et d'une pugnacité obstinée lors des batailles décisives de Wonju, Twin Tunnels et surtout lors de la bataille de Chip'yong-ni. Mais le bataillon a subi de lourdes pertes dues à la dureté des combats ainsi qu'au froid glacial. C’est ainsi que l'idée a germé d'envoyer des renforts coréens au sein de l'unité française, via le système de KATUSA. Ces Coréens, bien que ne parlant aucunement la langue française, se révélèrent rapidement d'excellents soldats, notamment lors des combats de la colline de 1037.

Le succès de l'intégration des soldats coréens au sein du Bataillon Français a non seulement beaucoup surpris l'armée américaine, mais a également contribué à dynamiser le programme de réarmement en Europe, tout en facilitant l'attribution d'aides militaires et financières au contingent expéditionnaire en Indochine.

Le 11 janvier 1951, 76 soldats coréens sont affectés au Bataillon Français. Bien qu'attachés à l'unité française et portant des insignes français, ces hommes étaient payés par le gouvernement coréen, conformément aux règlements militaires coréens.

Puis, après la terrible bataille de la colline de 1037, une centaine de soldats ROK sont venus en renfort en mars. Le 1er février, une unité de brancardiers de 30 hommes et une section de protection de l'état-major du Bataillon Français sont créés.

Les combats livrés à Chipyong-Ni ont été particulièrement durs, début février 1951. Dans un premier temps, les soldats coréens ont été incapables de se battre. Ils étaient dans un état de stress profond sous les bombardements et passèrent la nuit à fumer les cigarettes des boîtes de ration, craignant d'être capturés par les communistes, car certains des soldats ROK venaient de la Corée du Nord.

Lorsque les soldats coréens ont été affectés dans toutes les compagnies du Bataillon Français, certains ont été tués au combat. A maintes reprises, les volontaires français ont voulu les venger. C’est le cas du volontaire français, René Copin, 19 ans en 1950. Furieux de la perte d'un de ses amis coréens, il se tenait debout au-dessus de la tranchée, pour mieux tirer sur « les Rouges ». Il fut grièvement blessé. Après environ six mois d’interventions chirurgicales et de convalescence, il se portait à nouveau volontaire pour un nouveau séjour en Corée. Il était désireux de retourner sur le théâtre des opérations afin de retrouver ses amis et camarades coréens.

Fin février, le capitaine Goupil, un officier expérimenté qui avait combattu les japonais en Indochine dans les années 1940, fut chargé de prendre le commandement du contingent coréen. Très rapidement, sa « compagnie coréenne » devint un outil de combat très efficace.

La bravoure des soldats coréens du Bataillon Français, leur dévouement envers leurs officiers, leur tempérament facile à vivre et leur sens de l’humour, tout a contribué à créer non seulement un outil militaire efficace, mais aussi à tisser des liens forts entre les « frères d’armes » français et coréens, unis dans le même effort contre vents et marées. Ils ont partagé ensemble la joie et les peines, le pain et les larmes, et très souvent le sang.

En juin 1951, et jusqu'à la fin du séjour du Bataillon Français en Corée, la soi-disant « compagnie ROK », qui servait jusqu'à présent d'unité de réserve, fut intégrée au bataillon, en tant que 2ème compagnie, bientôt rendue célèbre après les durs combats de la côte 932 et de la crête de Crèvecœur (Heartbreak Ridge).

L’alimentation

En visite dans une unité coréenne de la ROK à l'hiver 1950, le reporter de guerre français Paul Mousset eut l'occasion de manger avec les soldats coréens, qui venaient de tuer un cerf. La chair de cerf fut mangée crue, et Mousset s'efforça d'en avaler quelques bouchées. Mais le pire était à venir. « Quand ils ont rempli ma gamelle de Kimchi, leur plat national (mets composé de piments et de légumes lactofermentés), le barbare blanc qui dormait en moi a demandé grâce ».

Mousset était impressionné par l'appétit des Coréens qu'il rencontrait, ne comprenant pas que la viande, qui était grillée par les ROK, était un moment de grâce pour ces hommes qui n'aimaient pas tant que cela les conserves américaines.

En visitant les Coréens du Bataillon Français, il les a également vus tuer deux vaches et un cochon et les manger rapidement. « Et le lendemain, ils firent de même, cuisant à nouveau leur ratatouille, avalant une grande quantité de leur chou national, le kimchi. Oh, avec eux, il n’y a pas de problème de logistique ! Ils reçoivent les mêmes rations que les Américains ou que nous. Mais, à peine arrivés dans un de leurs villages, aussi détruit soit-il, ils creusent dans les cendres, et déterrent les bocaux de légumes enterrés là au début de l'automne…. Ils peuvent organiser un repas, un chop-chop coréen… après ça, ils grimpent des côtes sans montrer la moindre fatigue ».

Il convient de noter que les rations de combat américaines ne correspondaient pas non plus au goût français de l'époque. Ils avaient des conserves telles que des « haricots de Lima », « des haricots et des saucisses de Francfort », « des boulettes de viande », « des hamburgers », « du poulet et des légumes » … mais c'était généralement très difficile à cuisiner, même après avoir été plongé pendant un certain temps dans de l'eau bouillante. "La partie principale de la boîte était encore congelée" et les soldats mangeaient des haricots congelés, du poulet congelé, etc…

Toute la nourriture du bataillon était fournie par l'armée américaine et ne correspondait pas au goût français : les spaghettis étaient cuits dans une sauce tomate douce et sucrée alors qu'ils étaient salés en France, comme cela se fait habituellement dans la cuisine italienne. Dès le début, la cuisine américaine était aussi assez étrange pour les Français. A. Lemoine se souvient d'un dîner au Camp Walker (Taegu) le 2 décembre 1950 :

 « A la cantine américaine ; œufs et bacon, haricots, fruits et café au lait au lieu de vin rouge. Ce qui n'a pas du tout été apprécié. Les officiers nous ont dit que des fûts de vin étaient en route.

L'absence de vin était l'une des choses les plus difficiles à supporter pour les Français, isolés et si loin de la France, dans une si petite unité. Enfin, le vin rouge fut expédié de France via la Grande-Bretagne. « C'est ainsi que l'alcoolisme français a contribué à la santé financière britannique » !

« Nous avions beaucoup trop de maïs américain, que nous échangions contre d'autres aliments. Quand c'était possible, un camion se rendait à Séoul, pour troquer de la nourriture. Les Coréens nous demandaient ce qu'ils voulaient obtenir, et parfois ils nous invitaient. On avait droit à des calamars grillés, et à d'autres plats similaires, mais pas de kimchi », se souvient le colonel (er) Pouvesle.

Quelques soldats coréens ont initié les Français aux délices de la cuisine coréenne. Didier de Chazelles, qui était dans un groupe de combat, m'a dit qu'il n'avait eu qu’une seule fois l'occasion de goûter un tout petit morceau de poisson séché avec ses camarades coréens. Au contraire, le Dr Kim Yang-hee a expliqué comment son sergent l'appelait parfois en lui disant : « Viens Kim, on va manger chez les Fermiers ». Et ils allaient ensemble dans la campagne, trouver des fermiers pour se procurer de la nourriture coréenne, en échangeant des rations militaires « C » ou « K » et du tabac. Bien sûr, cela n'était possible que lorsque le bataillon était au repos en arrière de la ligne de front et que l'unité médicale était dans une position plus calme pour pouvoir aller glaner derrière les lignes.

Éducation et culture

Le lieutenant Pouvesle (qui a pris sa retraite en tant que colonel) a été extrêmement impressionné par la capacité intellectuelle de ses soldats coréens. Il y a quelques années auparavant, il avait dû entraîner des recrues françaises qui, du fait de la Seconde Guerre mondiale, ne savaient presque pas lire et écrire. Au contraire, ses soldats coréens écrivaient et lisaient non seulement le coréen, mais aussi le japonais et parfois le chinois. Certains de ces hommes, bien qu'ils aient été choisis parmi les hommes les plus instruits disponibles à l'époque, avaient achevé leurs études secondaires du premier cycle et parfois même leurs études secondaires du second cycle. Certains d'entre eux étaient même diplômés du lycée de Pyongyang, et avaient rejoint l'armée sud-coréenne après de nombreuses péripéties, notamment après avoir été enrôlé de force dans l'armée nord-coréenne.

« Les Coréens sont des gens intelligents, des gens habiles. Tous mes hommes savaient lire et écrire. Ils comprenaient très vite, même sur le champ de bataille. Il y avait aussi deux sous-officiers qui étaient dans l'armée japonaise pendant la guerre. ». (Entretien avec le colonel (retraité) Pouvesle, 21 mai 2001)

D'une manière générale, les soldats ROK intégrés dans le Bataillon Français avaient un excellent niveau d'instruction, traitant de nombreux domaines, comme le stipule le colonel en retraite Fauvell-Champion dans sa lettre du 14 février 2001 :

« J'avais un étudiant en médecine et un autre qui était étudiant en droit. Des gars très géniaux… Tout le monde était très à l'écoute, désireux de nous connaître et ils se sont adaptés très vite aux commandements français et à la culture de la manœuvre… Un jour, un de mes soldats coréens m'a parlé de la famille impériale de Napoléon, il connaissait à la fois les réceptions données par l'impératrice Joséphine à Saint cloud et les batailles d'Austerlitz et d'Eylau ».

En fait, de nombreux soldats coréens envoyés dans le Bataillon Français avaient été spécialement sélectionnés par l'armée coréenne qui ne pouvait pas entraîner suffisamment d'officiers et de sous-officiers. Ainsi, presque tous les hommes qui ont rejoint le bataillon français avaient au moins terminé leurs études au collège ou même, dans certains cas, au lycée. Cette décision a probablement été prise après que le système KATUSA ait rencontré des difficultés et des échecs dus à la faiblesse du langage et de la formation. Lors d’une interview, l’ancien ROK Cho Chung-yeo indiquait que certains de ces KATUSA ou plus exactement, ces renforts coréens de l'armée française, venaient en fait de Corée du Nord, et avaient même été, dans certains cas, enrôlés pour servir dans l'Inmin-gun (armée populaire nord-coréenne) pendant un certain temps.

Robert Breuil qui était chef de groupe précise : « nous ne parlions pas la même langue, si bien que les contacts se limitaient généralement aux stricts nécessités du service. Cependant, prenons des exemples, mon adjoint, Bok, qui avait 31 ans, était le plus âgé. C'était un homme très cultivé, et j'ai pu apprécier son rayonnement. Il parlait trois langues asiatiques, mais je n'en comprenais aucune ! Concernant un deuxième camarade coréen dont je me souviens, il s’agit de Koun. Il était très cultivé. Il avait lu beaucoup de livres de la littérature française, mais en langue coréenne » !

Le reporter de guerre Paul Mousset était aussi très surpris de la connaissance approfondie sur la France que pouvaient avoir ces hommes, concernant Jeanne d'Arc, Napoléon, mais aussi les acteurs de cinéma comme Jean Gabin, Simone Simon, ou Danielle Darrieux !

Cependant, il n'est pas du tout possible de supposer que tous les KATUSA étaient tous des personnes très instruites. Les soldats du bataillon français ROK étaient spécialement sélectionnés parmi les autres sur des critères d'éducation, car les autorités de l'armée coréenne pensaient à juste titre que les personnes instruites pouvaient s'adapter plus facilement dans un environnement étranger.

Habituellement tous les Coréens du Bataillon avaient atteint un haut niveau d'instruction, si bien qu'ils étaient bien plus instruits que les nombreuses recrues françaises à la même époque. C’est ce qu’avait constaté le colonel (er) Pouvesle, car la Seconde Guerre mondiale avait largement perturbé la scolarisation des élèves français parce que leurs enseignants avaient été également incorporés dans les forces armées françaises.

Les officiers français, favorablement impressionnés, ne savaient pas que la plupart des soldats ROK envoyés dans l'armée américaine ou, dans ce cas, dans l'armée française, avaient été auparavant strictement sélectionnés en fonction de leur niveau d'éducation. En effet, la plupart des soldats coréens affectés au Bataillon Français avaient suivi une scolarité au collège et parfois même au lycée. Les autorités de l'armée coréenne, tirant les leçons des expériences passées avec le système KATUSA, pensaient à raison que les soldats les plus instruits seraient sans aucun doute les plus aptes à pouvoir s'adapter rapidement en milieu étranger et au combat. Cette hypothèse s'avéra d’une très grande justesse.

Les échanges culturels au sein de la « 2ème compagnie »

Le contact prolongé, au sein d'une même unité, et dans des circonstances particulièrement difficiles, des militaires des deux pays, a induit l'émergence d'une micro culture bien spécifique à la « 2ème compagnie », qui renforça également la combativité de l’unité. La plupart des vétérans français se souviennent de leurs compatriotes coréens avec émotion et nostalgie.

Pourtant, pendant les combats, ou à l'arrière du front, lors des moments de repos, l'échange culturel fut naturel et quotidien qui créa des liens de solidarité et d'amitié, nés d'épreuves partagées. Le contact se fit naturellement malgré l'incompréhension mutuelle résultant de la barrière de la langue.

« Nous n'avons jamais rencontré de véritables difficultés pour rentrer en contact les uns avec les autres et nous n'y avons jamais pensé sur le moment…

En fait, nous utilisions des mots-clés. Nous nous exprimions dans un mélange de langues française, anglaise et coréenne. Nous l'avons appris rapidement. Bien sûr, à cause de la guerre, les hommes sont tout le temps ensemble et l'osmose s’opère rapidement ».

 (Colonel (er) Fauvell-Champion, lettre du 14 février 2001)

1) Langues utilisées

Cette osmose permanente a facilité la cohésion du groupe au sein de la « 2ème compagnie », et a rapidement créé une sorte de culture « de frères d’armes ».

Une soixantaine d'années après, il est assez difficile pour les hommes de se souvenir du vocabulaire utilisé à l'époque, et les vétérans français n'ont pas bien appris la langue coréenne à l'écrit donc c'est toujours une approximation.

« Les mots clés étaient généralement : Garde à vous ! Repos ! Cible ou objectif ! etc… Les hommes connaissaient les chiffres en français, et les sous-officiers et officiers français utilisaient aussi quelques mots ou expressions en coréen comme : (je cite) Agnan hachimnika (bonjour), Kamsoun nida (merci), Tchi pap (rassemblement), Payi payi (rapidement) etc… En fait, je ne me souviens véritablement d'aucun problème de compréhension entre nous ».

 (Colonel (er) Fauvell-Champion, lettre, 26 février 2001).

Cependant, l'extraordinaire sabir de la « 2ème compagnie » n'était pas seulement composé d'un mélange de langues française, coréenne et anglaise, puisque de nombreux volontaires français avaient déjà servi en Afrique du Nord, et utilisaient également un sabir composé avec des mots arabes avec des mots français et anglais.

Par ailleurs, pendant les brefs séjours de Repos et de Récupération des volontaires français au Japon leur avaient appris quelques expressions pratiques de japonaises telles que : « sukoshi すこし », « takusan たくさん », et, peut-être la plus importante pour les jeunes hommes, « mousmé むすめ » qui signifie fille.

Tout cela contribua à construire un fort « esprit de corps » au sein de la 2ème compagnie, et le « colonel (er) Pouvesle, décida de renseigner son carnet de chef de section directement en hangùl (alphabet coréen), pour tout ce qui concernait les noms de ses ROK : « ils pouvaient ainsi me corriger plus facilement » expliqua-t-il.

2) Bonne humeur et humour

Pendant les périodes de repos ou parfois, entre les actions de combat, les « Happy few » (les chanceux) de la 2ème compagnie aimaient chanter. Les volontaires français apprirent à chanter le fameux chant traditionnel « Arirang » qui s’apparente à un hymne national coréen non-officiel, mais qui est aussi le chant de l'armée coréenne (Yukkun-ga), rappelée comme « Apùro ap'ùro » par le colonel(er) Fauvell-Champion, car le refrain commence par ces mots. Les volontaires français ont aussi enseigné la chanson folklorique française : « Alouette, je te plumerai ».

Chaque fois que cela était possible, ils chantaient, et organisaient des soirées « méchoui ». Tout le monde semblait irradier d'une surprenante bonne humeur, et de nombreux visiteurs furent émerveillés par cette saisissante gaieté.

Ils reprenaient aussi parfois des chansons japonaises qui étaient diffusées à la radio. Ces chansons étaient vécues avec nostalgie par ceux qui avaient eu la chance d’aller en récupération à Tokyo pour se reposer.

Les soldats dits ROK du Bataillon Français aimaient particulièrement plaisanter et rire, malgré ces quelques problèmes de traduction.

Certains civils coréens ont également été engagés comme soldats « irréguliers » par la 2ème compagnie, notamment d'anciens « coolies » ou jiget-kun, porteurs de munitions du CTC (Civilian Transportation Corps). D’après le général Barthélémy, ces hommes se portaient généralement volontaires pour le service actif en tant que combattants et, comme ils n'étaient pas payés pour le service, les officiers et les sous-officiers français s’associaient pour donner de l'argent à ces hommes. Ces combattants irréguliers ne sont jamais apparus dans les effectifs combattants de l'armée de la Republic of Korea (ROK). Certains d'entre eux ne voulaient pas rejoindre l'armée de la ROK et préféraient plutôt rejoindre directement le Bataillon Français.

De plus, des orphelins, des enfants séparés de leur famille, des combattants irréguliers, seuls ou en groupe, pour certains un peu plus âgés, étaient également accueillis, intégrés, habillés, nourris et même payés en échange de certains services.

Dr Kim Yang-Hi précisa dans une interview : « ils les appelaient les « boys » … Ils s'occupaient de la cuisine, du ménage ; ils étaient tous une sorte d’ordonnance (domestique militaire), si vous voulez ; ainsi tous les sous-officiers, les volontaires, avaient un « boy » ; cela était normalement interdit par la division. Mais les soldats français ont pris un « boy » et ils les payaient chacun 10 à 15 dollars par mois, mais en plus ils [les « boys »] étaient nourris gratuitement. Ils portaient tous des uniformes, et ils faisaient la cuisine, ils faisaient aussi la lessive, lavaient les chemises des volontaires, puis le repassage, mais s'ils repassaient, ils gagnaient plus d'argent. Alors ces « boys », gagnaient finalement plus que nous, les interprètes ».

Les « interprètes » étaient un groupe d'étudiants coréens, qui avaient appris un peu de français standard et rudimentaire. Ils bénéficièrent, tout au long de leur vie militaire chez les Français, de leçons gratuites d'argot militaire français, avec des expressions telles que « debout là-d'dans » (réveillez-vous), « au jus » (le café est prêt !), ou « guitoune » (tente).

Sinon, la plupart de ces « irréguliers » du Bataillon Français ont décampé en novembre 1953. Ils avaient tous entre 15 et 17 ans, n'étaient pas encore mobilisés, mais risquaient d'être récupérés par l'administration sud-coréenne, ce qui ne semblait pas leur convenir. « Ils sont tous partis dans la nuit » indiquait le colonel (er) Pouvesle lors d’une interview de mai 2001.

Épilogue

Aujourd'hui, les vétérans français et coréens partagent encore ensemble quelque chose d'unique, et les « yongsa » (anciens combattants coréens) comme en France avec les anciens combattants français, leurs épouses et leurs enfants ou descendants ont découvert la Corée avec curiosité et avec des sentiments profonds. Ainsi, les familles des anciens combattants créent des relais de mémoire et d'intérêt pour la Corée dans toute la France.

Certains vétérans coréens se sont battus pour obtenir la complète restauration du monument français de Suwon. Certains m'ont accueilli chez eux comme un vieux camarade de leurs jeunes années, essayant de raviver quelques mots oubliés depuis longtemps en langue française.

Au fur et à mesure que les vieux soldats disparaissent, ils érigent maintenant des monuments, à travers l'association coréenne, le souvenir de la participation française à la guerre de Corée, et avec d'autres fondations, un Chemin de mémoire qui, commémorant la participation et le parcours du Bataillon Français à la guerre, ouvrira de nouvelles étapes de relations bilatérales et d'amitié. Ainsi, au-delà de la formidable expérience de la guerre, la participation française au conflit coréen, a apporté une occasion rare d'échanges culturels et linguistiques.

RÉFÉRENCES

  • Rossi, Michel, Avoir vingt ans à Chip'yong-ni,
  • Paul Mousset, Parallèle 38, Gallimard, Paris, 1951
  • André Lemoine, Un du Bataillon français en Corée, Amiot-Dumont, 1951.
  • Commandant Maurice Barthélémy, rapport sur l'apport combattant ROK. (Archives Privées du Général (2s) Barthélémy)

Entretiens avec :

  • Général Maurice Barthélémy (†),
  • Colonel (er) Pouvesle, (Entretien, France, 2001) (2e compagnie)
  • Dr Kim Yang-hi (ancien infirmier secouriste et traducteur). (Entretien, Rouen, 2001)
  • Stanislas Salisz, (entretiens, France, 2008).
  • Im ùng-sang, Cho, Jung-Yeo, (Corée, mars 2005) (2e compagnie)
  • Didier de Chazelles, entretien, (Corée, décembre 2008 (2e compagnie)
  • Colonel (er) Fauvell-Champion, (Corée, décembre 2008 (2e compagnie)

Correspondance avec le Colonel (er) Fauvell-Champion, et Robert Breuil, (2e compagnie)

 

Lien pour lire l’article en langue anglaise

https://lrt.bataillon-coree.com/index.php/guerre-de-coree/university-publications/48-03-nakji-squid-oksusu-corn-and-red-wine