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Embuscade

À partir de PK15, la route fait un large arc de cercle et traverse une petite plaine couverte de hautes herbes à éléphants... La jungle bruissante à l'habitude, est anormalement calme... Un premier barrage de pierres... On met en œuvre un bulldozer... le convoi stoppe...

Il est 14 heures 15 quand l'enfer se déclenche soudain. L'embuscade est montée avec une science militaire consommée sur trois kilomètres entre PK 12 et PK 15. Le point critique de l'attaque se situe dans un tournant en épingle à cheveux précédé par un tronçon de route droite d'une centaine de mètres. Sur la ligne de crête à 200 m, seize mortiers de 81mm parfaitement camouflés. Un déluge d'obus SKZ de canons sans recul de 57 mm, de bombes à manche, de grenades à fusils s'abat sur les véhicules de commandement du GM 100 qui sera ainsi décapité dans le premier quart d'heure. Le convoi est pris sous les tirs d'enfilade d'armes automatiques. Les engins du Génie qui ont donc dépassé le tournant sont pris sous les feux croisés. Les conducteurs sont tués ou blessés, d'autres sautent dans les fossés cherchant un abri illusoire. La route est bloquée...



En quelques minutes, état-major et transmissions sont hors de combat.

C'est terrible d'efficacité. À la soudaineté de l'attaque s'ajoute l'énorme effet de brutalité dû au feu convergent et simultané des armes lourdes d'appui. Des vagues de centaines de "Bodoïs" hurlants montent à l'assaut porteurs de grenades et de ceintures d'explosifs. Les régionaux, les fameux Chu-Luc en noir, ne ralentissent pas leurs attaques en rangs serrés dans le désordre apparent de leurs fidèles porteurs de munitions et de leurs brancardiers. Nous sommes coincés le long d'un itinéraire encombré et nous ne pouvons pas manœuvrer. Nous voyons nos GMC, nos 4x4 et nos jeeps s'enflammer les uns après les autres. Sur des centaines de mètres des véhicules flambent avec leurs occupants. Sous la précision des tirs viêts, des camions de munitions sautent dans des explosions de fin du monde mêlant débris humains arrachés et morceaux de ferraille... Deux compagnies du BM du 43ème Colonial réussissent à forcer le passage tandis que les deux autres sont neutralisées sur la route avec la première rame et le PC anéanti du GM. Les Vietnamiens du TDKQ se montrent totalement incapables d'assurer la moindre protection latérale; d'ailleurs ils ne vont pas tarder à s'évanouir dans la nature, désertant.... Les automitrailleuses half-tracks sont bloquées, certaines sont en feu, mais répondent rageusement de toutes leurs armes à l'insoutenable et écrasant enveloppement des armes automatiques adverses. Le Colonel Barrou lui-même se hissera sur un affût dont les servants sont morts et essayera de tirer à la 12,7 ne tardant pas à recevoir deux balles dans les genoux. Ses officiers sont presque tous blessés, ou morts.

Le 2/Corée remonte la route en toute hâte pour tenter de desserrer l'effroyable étau de tête, hachant l'ennemi. La 5ème Compagnie des Coloniaux et la 7ème Bergerol se battant comme des fauves, prennent tout le choc, engloutis sous des centaines de Bodoïs. Chaque section, chaque groupe mène à présent, sans trop de coordination, son propre combat de survie.

Notre Section colle à la 5ème Compagnie. Nos combattants tombent par intervalles de plus en plus brefs, blessés ou morts. L'un d'eux revient vers nous la face ouverte et béante, horrible à voir, soutenu par deux hommes également touchés au bras et à l'épaule. Tous les survivants de tête refluent. La Section que je commande reçoit mission de contrôler la portion d'itinéraire où nous sommes pour protéger le regroupement des blessés et leur acheminement vers la queue du convoi. À cette occasion, nous mènerons quatre assauts pour dégager la route. Les Viêts arrivent quand même à placer une 12,7 en enfilade. Le scénario s'accélère. Une auto mitrailleuse en feu déboule en marche arrière, conducteur penché par sa portière ouverte conduisant d'une main. C'est le Commandant Kleinmann, l'un des rares officiers supérieurs à ne pas être blessé. Il me lance en passant: "On se replie, Arrighi... Tenez encore un moment le temps de protéger les derniers éléments qui décrochent et d'emmener les blessés..." Mais où sont les forces de recueil promises...? Que fait donc l'aviation...?

Brusquement, une volée d'obus de mortiers de 81mm tombe à environ 200 mètres côté Nord. Difficile d'apprécier la distance. Une deuxième suit à moins de 100 mètres. La prochaine est pour nous... Je fais desserrer les hommes. Quelques instants plus tard je m'écroule avec la sensation douloureuse d'être perforé de partout au fer rouge. À quatre pattes, plein de sang, je regarde hébété ma carabine tordue et ma radio TRPP8 en morceaux. Plié en deux, pantin grotesque, je vais grossir le lot des blessés...

Il est alors environ 17 heures 30. Deux solutions s'offrent au Commandant Kleinmann: se replier à PK11 pour former un hérisson et se défendre, ou abandonner le convoi et gagner coûte que coûte PK22 à pied par la brousse. Le commandement d'Atlante se prononça par message pour la deuxième solution. Le temps qui était lourd depuis le début de l'engagement se met aussi de la partie, une pluie drue et fraîche se met à tomber se transformant rapidement en véritables trombes d'eau. Inexplicablement les Viêts rompent le contact... Cela fait partie des impondérables du combat qui vous sont tout à coup favorables et se situent en dehors de toute logique!