06 - Devant votre maison 

(extrait d’une lettre d’un officier américain blessé en Corée le 14 novembre 1950)                               LIRE LE PDF

BF ONU Wonju janvier 1951

  Premier engagement du BF/ONU à Wonju du 4 au 15 janvier 1951

 

Je voudrais que vous imaginiez une soirée très froide, humide et ventée. Vous êtes assis confortablement au coin de votre feu, lisant votre journal du soir. Vous vous décidez à sortir sur votre perron pour respirer avant d’aller au lit. Je suis sûr que souvent vous l’avez fait. Mais ce soir une étrange vision vos accueille. Il y a un grand trou au milieu de la pelouse et la terre a été rejetée tout autour, tranchant nettement sur la neige. Tassé dans le trou, une silhouette d’homme accroupi apparaît. Laissez-moi raconter quelque chose à son sujet.

Il est dans le coin depuis trois semaines, habitant tour à tour une dizaine de trous comme celui-ci. La première chose à dire est qu’il est glacé ; de temps en temps il prend sa pelle et creuse son trou un peu plus profondément pour essayer d’avoir plus chaud. C’est le seul moyen dont il dispose pour se réchauffer, car s’il faisait du feu il serait vu et attirerait les obus de mortier dans votre salon. Il est glacé depuis longtemps et mouillé. Il ne sent plus ses pieds, et il est inquiet car il a peur qu’ils soient gelés. Ce sera une longue nuit de plus en plus froide. Il est très sale. La graisse d’une centaine de rations « C » gèle sur sa parka, ses gants, et recouvre une barbe de quinze jours. Les cendres des petits feux qu’il essaie de faire pendant la journée maculent ses pantalons et ses chaussures. Mais il est également sale sous ses vêtements ; il n’a pas changé de linge de corps depuis un mois et il ne compte pas le faire avant longtemps. D’ailleurs, il fait trop froid pour y penser. Il a faim aussi. On ne lui apporte ses rations pas avant la tombée de la nuit et il ne peut pas faire de feu pour les dégeler. Il faudra qu’il attende jusqu’au matin. Une tasse de café chaud serait pourtant la bienvenue.

Il semble vieux avec cette barbe et cette position accroupie et cependant il a environ dix-neuf ans, mais il ne ressemble pas à aucun autre jeune homme de cet âge que vous avez vu. Vous vous demandez ce qu’il pense durant ces longues heures solitaires ?

Pas grand-chose : juste au froid qu’il fait et par comparaison combien ce café serait agréable. Peut-être de temps en temps pense-t-il à la maison, mais c’est loin, et le froid et ses pieds et sa faim sont beaucoup plus proches. Vous seriez surpris de savoir combien ces trois choses peuvent remplir ses pensées.

Vous remarquez qu’il a fait un trou dans votre haie et que son fusil appuyé sur le rebord de ce trou passe par l’ouverture, prêt à tirer. Car il y a une chose à laquelle il pense : « quand vont-ils venir » ?

Il est un peu effrayé d’être tout seul. Il aimerait parler à un camarade installé deux maisons plus loin, mais il serait dangereux d’aller la nuit ramper autour de son emplacement. Il aimerait qu’ils ne soient pas si loin les uns des autres mais il semble qu’il y ait toujours un trop grand secteur à occuper avec trop peu de monde pour le tenir.

Qu’aimeriez-vous faire pour cet homme ? Lui demander de venir près de votre feu prendre une tasse de café ? Aimeriez-vous lui prêter votre rasoir et lui faire prendre une douche chaude ? Lui donner un lit pour remplacer la boue et le froid de son trou de combat ? Certainement, vous le feriez sans même réfléchir. Mais j’ai peur que ce ne soit impossible. Il y a quelqu’un au-delà de cette colline qui veut entrer chez vous et le chef de section a dit à cet homme qu’il est là pour prendre soin de votre maison et celle d’à côté. C’est pourquoi il ne peut pas entrer et pourquoi vous ne pouvez pas le rejoindre. Il est vraiment très loin d’ici.

Mais, revenez demain matin, il sera toujours là, courbé sur son petit feu, déglaçant ses mains et ses rations, essayant de retrouver la sensation de ses pieds. A ce moment son trou sera très profond, à force de le creuser, et il aura encore agrandi celui de votre haie. Il sera encore là lorsque vous reviendrez de votre travail. Et pendant que vous êtes accueilli par un bon feu dans votre salon, le soldat se prépare pour une nuit glaciale.

Il n’est pas spécialement heureux d’être parmi nos pauvres garçons d’Extrême-Orient. C’est un homme faisant un travail d’homme, c’est un travail dur et sale, mais il vaut mieux que le monde ne fasse pas trop de sentiment à ce sujet.  

Tout ce que le lieutenant demande pour les soldats de Corée, c’est que le pays les aide à finir la guerre. Il ne spécifie pas quel est notre travail et il n’a pas besoin de le faire. Non plus qu’il soit nécessaire ici de faire le point de notre histoire ; chacun sait ce qu’on lui demande. Il est probable que votre tâche peut se résumer par le mot bien connu de « coopération ». Coopération avec le gouvernement et avec tous dans des tâches inévitables qui nous attendent, sans égoïsme ni amertume, sans se plaindre pour le seul plaisir de se plaindre.

Après tout notre participation à la défense du seuil de notre maison est assez faible…

Ce texte est paru dans LE PITON numéro 8 du mois de septembre 1951

 


 

 Copyright © 2019

ANAAFF/ONU BC & RC 156ème RI

Tous droits réservés